Depuis des décennies, la radio est un média privilégié pour faire connaître les productions musicales, mais aujourd’hui, ce rôle est concurrencé par les plateformes de streaming. Les suggestions ultra-personnalisées issues de leurs algorithmes leur confèrent un véritable statut de prescripteur. Alors la recommandation humaine délivrée par les médias traditionnels est-elle vouée à disparaître ? La prescription via des algorithmes favorise-t-elle la diversité ou au contraire lui nuit-elle ? Le cycle Rencontres et Débats des Transmusicales 2017 a invité les professionnels de l’industrie musicale à s’exprimer sur le sujet à l’occasion d’une table-ronde « Algorithmes vs prescripteurs humains ». En voici notre compte-rendu.
Les plateformes en ligne bousculent les radios
Les plateformes d’écoute en ligne telles que Deezer ou Spotify sont aujourd’hui un moyen incontournable de consommation de musique. Au centre de leur modèle, les algorithmes à la base des recommandations personnalisées proposées aux auditeurs. Ils font le succès de ces technologies et bousculent par ricochet le modèle économique des médias traditionnels, et notamment les radios musicales. En effet, les annonceurs dont celles-ci dépendent se tournent de plus en plus vers les plateformes de streaming. Sophian Fanen, cofondateur du journal en ligne Les Jours constate : « la radio est en train de vivre ce que l’industrie du disque a vécu ces 20 dernières années, une mutation violente et difficile »
Faut-il en conclure la fin de la prescription humaine au profit de la recommandation automatique des algorithmes ? Ce n’est pas l’avis des intervenants de la table ronde : tout d’abord le lien humain reste essentiel dans nos choix lorsqu’il s’agit d’un bien culturel, et par ailleurs l’histoire démontre il est rare qu’un média disparaisse avec l’apparition d’un concurrent.
Pour autant la concurrence existante sur ce marché global, renforcée avec l’arrivée des géants du web comme Google et Apple, suscite de vraies interrogations quant à la diversité et la neutralité des recommandations issues des algorithmes , dont la formule tenue secrète donne des allures de « boîtes noires ».
La prescription humaine reste essentielle
Les radios musicales vont-elles disparaître ? C’est, en creux, la question posée par le bilan présenté par Maud Gari, déléguée générale de la FELIN (Fédération Nationale des labels indépendants). Et de citer les chiffres du SNEP, qui témoignent d’une diminution de l’écoute de 12% en 10 ans sur le segment spécifique des radios musicales, dont le chiffre d’affaires est en baisse. En outre, les plateformes de streaming impactent le modèle économique des grandes stations de radio musicales car ces plateformes offrent une alternative moins coûteuse aux annonceurs pour atteindre une même cible.
Pourtant, la confrontation entre médias traditionnels et nouveaux médias n’a qu’un sens très limité. Le sociologue François Ribac rappelle qu’historiquement, les médias émergents ne remplacent pas les médias existants. Ainsi le streaming ne fera probablement pas disparaître les radios musicales, pas plus que la télévision n’a tué le cinéma.
Toujours selon François Ribac, la prescription humaine, l’avis d’un journaliste, la proposition d’un DJ ou le conseil d’un pair restent essentiels dans le choix d’un individu pour écouter et acquérir une œuvre musicale. Les multiples descripteurs musicologiques pris en compte par les algorithmes ne suffisent pas, car il s’agit d’un bien culturel, unique et original, par nature très difficile à caractériser.
Les radios utilisent aussi des algorithmes
Selon Xavier Filiol, fondateur de l’agrégateur de radio en ligne Radioline, l’opposition entre prescription humaine et algorithme n’existe qu’en surface. En effet, il note « la radio utilise depuis fort longtemps des algorithmes !».
En effet, l’emploi de la statistique dans leur programmation existait déjà bien avant le streaming : l’exploitation de données dans la consommation de musique est présente dès la publication des premiers charts. Par exemple, des acteurs comme Yacast proposent depuis des dizaines d’années des outils d’analyse de diffusion musicale. En outre les quotas imposés aux radios dans leur programmation musicale les ont poussé à mettre en place les outils d’automatisation adéquats.
Parallèlement la radio n’a pas attendu le streaming pour investir le monde digital : les stations émettent en ligne et proposent une offre à la demande avec les podcasts. C’est d’ailleurs grâce au digital que les radios s’affranchissent des limitations imposées par les fréquences restreintes de la bande FM. Ainsi Marc Mithouard, président de la Ferarock, évoque le cas des radios associatives locales : « le fait d’être écouté sur le net a tout simplement élargit nos auditoires ».
Une diversité, mais quelle diversité ?
«Ecouter Deezer ou Spotify aujourd’hui, c’est avoir sa propre radio, avec ses 40 titres à soi », résume Sophian Fanen, qui estime que le streaming tend à favoriser la diversité des titres écoutés. En effet, on observe que plus un individu écoute de la musique en streaming, plus il varie les titres et artistes écoutés. Pour autant, en moyenne, cette tendance observée plafonne autour de 40 artistes. Autrement dit, on rejoint là le modèle des charts ou du Top 50 !
Une diversité, mais quelle diversité ? En effet, la formule des algorithmes élaborés par les plateformes de streaming est tenue secrète. Le terme de boîte noire est évoqué et pose la question de la neutralité et la responsabilité dans la prescription, dès lors que ces acteurs sont considérés comme média. Sur ce point, Xavier Filiol estime qu’on ne peut demander aux plateformes de dévoiler leurs secrets de fabrication. Selon le fondateur de Radioline, la préservation de la diversité se joue davantage au niveau des acteurs présents sur ce marché.
Il y a aujourd’hui une dizaine de plateformes de streaming : parmi elles, le leader suédois Spotify, les français Deezer et Qobuz, mais aussi les géants de l’internet Apple, Amazon ou Google, qui ont tous lancés leurs offres. Il faut donc s’attendre à un phénomène de concentration dans les années à venir, potentiellement préjudiciable si l’on souhaite garantir une diversité de proposition aux auditeurs. Le risque est résumé par Sophian Fanen : « la musique est en train de devenir hyper-dépendante de quelques très grosses entreprises qui sont mondialisées et vont l’être encore plus», en évoquant notamment le rapprochement de Spotify avec le géant chinois Tencent.
Le point de vue d’un label indépendant
En complément de cette table ronde, la rédaction de Coulisses a souhaité illustrer le point de vue des labels indépendants. En charge de la promotion d’un catalogue riche et original , ils constituent les défenseurs de première ligne de la diversité.
Matthieu Bourrit, manager du label indépendant Domino Records en France nous livre un avis rassurant sur les algorithmes : « J’ai l’impression que les algorithmes répondent à une soif de curiosité et de nouveautés que les radios ne sont plus en mesure de satisfaire en raison de leur frilosité, ce qui est favorable à notre catalogue. On a pu constater des nouveaux artistes dont les chiffres grimpent très rapidement, ou des artistes peu soutenus par les médias traditionnels obtenir d’excellents scores, rivalisant avec nos plus gros artistes. Un artiste peut accéder à une diffusion massive et immédiate même sans une notoriété établie.»
Au-delà de la diversité, il pointe aussi l’efficacité de cette technologie digitale : « La diffusion dépasse les frontières. L’Amérique du Sud est par exemple devenue une zone essentielle pour notre développement grâce au streaming. Pour un artiste français comme Frànçois & The Atlas Mountains, nous obtenons des scores streaming impressionnants en Amérique du Sud grâce à des playlists officielles et recommandations, alors qu’il n’a pas encore joué là bas. »
Enfin le streaming ouvre de nouvelles possibilités marketing au label : « une opération récente nous a notamment permis de contacter les plus grands fans d’un de nos artistes en fonction du nombre d’écoutes pour les convier à un événement privé. »
Pour aller plus loin sur ce sujet, nous vous conseillons la lecture du livre « A quoi rêvent les algorithmes » de Dominique Cardon (Seuil, 2015)