Toute une frange de la population ne va pas au théâtre. Barrière culturelle infranchissable ? Et puis, il y a ceux qui, habitués du théâtre, veulent vivre une autre expérience, partager davantage, aller plus loin dans la rencontre avec les acteurs. C’est ainsi que le “théâtre d’appartement” suscite, depuis une petite dizaine d’années, un intérêt certain. C’est aussi une demande des artistes : jouer autrement, sortir des sentiers battus, créer une proximité avec le public… Quelles sont les difficultés à jouer à domicile ? Que vient chercher le public ? Tour d’horizon de cette autre façon de « faire » du théâtre.
Créer de la proximité
Né dans les années 50 outre-Atlantique, le théâtre d’appartement (ou à domicile) part du principe de déplacer la scène à la rencontre du public. Ce n’est plus le spectateur qui vient au théâtre mais le théâtre qui vient à lui. Phénomène au départ plutôt rural et provincial (pour pallier la rareté de lieux de diffusion), le théâtre d’appartement suscite de plus en plus d’intérêt dans les grandes villes. Cette forme poursuit différents objectifs : partir à la rencontre des publics, sortir le spectateur de l’anonymat, désacraliser l’acte théâtral, explorer différents jeux d’acteurs…
Delphine Robert et Élise Dubroca, deux comédiennes professionnelles, ont créé la compagnie L’Effet du Logis en 2006. « Le théâtre d’appartement et la proximité acteurs/spectateurs qu’il implique, diffuse une énergie et une émotion différentes. La compagnie est née de ce désir d’aller plus loin dans le rapport avec le public », souligne Delphine Robert.
Cette recherche de lien conduit la compagnie l’Effet du Logis depuis plus de 10 ans à proposer du théâtre sur-mesure, personnalisé : « Nous écrivons à partir des anecdotes de nos hôtes. Les rencontrer et écouter leurs émotions nous inspire pour inventer notre théâtre » explique Élise Dubroca. Une véritable expérience atypique et surprenante pour tous.
Désacraliser le théâtre
« Si les gens ne vont pas au théâtre, nous irons chez eux. » Valérie Suner est la directrice et co-fondatrice du Théâtre de la Poudrerie, créé il y a 8 ans avec Alain Grasset. « Nous sommes partis du constat que 85% des Français ne vont pas au théâtre et que ceux qui y vont sont ceux représentés sur scène. On est donc dans un entre-soi. » Le Théâtre de la Poudrerie a ceci de particulier qu’il évolue avec et pour les habitants : les spectacles créés sont nés de la parole des habitants, ils interrogent leurs visions.
« Nous avons créé le Théâtre de la Poudrerie avec la ville de Sevran, reprend Valérie Suner. Nous partons des thématiques présentes dans la ville et les quartiers : il est essentiel de parler de questions qui touchent les gens, qui leur parlent. Il est essentiel qu’ils puissent s’identifier. » De 45 représentations données la première année, le Théâtre de la Poudrerie est passé, l’an dernier, à 240 !
Et désacraliser ne veut pas dire affaiblir. « Nous travaillons dans un vrai souci d’exigence artistique », insiste Valérie Suner. «Bien souvent, il s’agit pour beaucoup de la première rencontre avec le théâtre, il faut que le spectacle soit soigné ». Le Théâtre de la Poudrerie travaille avec des compagnies professionnelles, qui tournent dans le réseau national (voire international) et développe des partenariats avec des institutions comme la MC93, le Théâtre de l’Odéon ou encore les Tréteaux de France (Centre Dramatique National).
A la clé, une vraie capacité à créer du lien social : les habitants se rencontrent autour d’une représentation (gratuite) et échangent lors du débat qui suit. En travaillant avec des sociologues, philosophes, il est possible de développer ces moments de discussion, d’échanges. En effet, lorsque la représentation est terminée, le théâtre d’appartement se distingue du théâtre traditionnel en permettant le débat, l’échange avec les acteurs. Mais aussi entre les spectateurs : « C’est souvent à ce moment-là qu’ils découvrent que tel ou tel voisin vit, ou a vécu, la même situation, qu’il partage les mêmes inquiétudes ou espoirs », témoigne Valérie Suner.
Les difficultés et les règles à respecter
Bien évidemment, le lieu et le contexte étant profondément différents d’une salle de théâtre traditionnel, le jeu est lui-même différent, comme le soulignait François Cracosky des Scènes d’Argens lors d’une précédente interview pour Coulisses : « Nous devons sans cesse nous adapter ».
«Bien souvent, on découvre le lieu juste quelques heures avant la représentation », précise Elise Dubroca. « Et même si nous apportons un peu de technique (lumière, son, …), nous jouons sans filet ce qui renforce le moment partagé ».
Le théâtre d’appartement est aussi une entrée dans l’intimité. « Avec l’espace et la proximité du public présent, le théâtre d’appartement doit suivre quelques règles, précise Valérie Suner. C’est pourquoi nous imposons aux auteurs et metteurs en scène des spectacles un temps de représentation limité à une heure et pas plus de trois acteurs. » Quant au décor, « il tient dans deux valises », sourit Delphine Robert, « mais il ne faut pas oublier que charger et décharger le décor à chaque représentation nous permet de garder la forme… »
Et la rémunération? Nécessairement, les jauges sont plus petites, pourtant le travail de création et de répétition est identique, voire plus important pour les créations sur-mesure. Alors, comment font les compagnies pour être rémunérées ? « Certaines compagnies font le choix d’une rémunération au chapeau, expliquent Delphine Robert et Elise Dubroca. Mais les jauges étant petites, il n’est pas possible d’entrer dans nos frais. C’est pourquoi, nous avons fait le choix du forfait. Ensuite, libre au particulier qui reçoit de demander une participation par personne ou d’offrir l’intégralité de la prestation. »
Bien qu’elle ne soient pour l’instant répertoriées par aucun organisme, les compagnies de théâtre d’appartement ne cessent pourtant de se développer avec cette furieuse envie commune de « réconcilier les gens avec le théâtre », (Elise Dubroca). C’est aussi, pour les acteurs, la création de nouvelles relations avec le public.
Photo du spectacle « Je suis une femme mais je me soigne », texte de Marie Capucine Diss et mise en scène Valérie Suner. Crédit photo : Fred Chapotat.